J'AI 38 ANS

Publié le par Emmanuel RASTOUIL
















J'ai 38 ans, l'âge de la mousse épaisse sur le noir rocher des forêts des Vosges, humide, charnue, l'âge des écorces de pin, des bois de cerfs, des dents de sangliers, des plumes du faucon, de l'eau des torrents qui coule rageusement comme le sang dans mes paumes agite mon stylo, comme l'encre noire qui exécute les mots. Cette encre récoltée au bout de l'horizon par une nuit sombre a un goût d'infini, de voyages et d'amours paisibles.
J'ai 38 ans, l'âge des enfants du Sahel, de Bogota, de Tchétchénie, l'âge de leurs yeux vermeils qui ne questionnent pas, de leur résignation courageuse, de leurs douleurs cachées, de leur envie de vivre et de rêver encore. J'ai l'âge de la rosée de ce matin de mai, cuticule d'eau sur la fleur en bouton, vie parfaite et immédiate. J'ai l'âge de mon amour pour toi car je t'ai toujours aimée, même en secret.
J'ai 38 ans.
J'ai l'âge des pierres des prisons démolies qui n'enfermeront plus personne, l'âge du ciment du mur de Berlin qui n'est plus qu'un vieux souvenir, l'âge des soldats morts à Verdun qui dorment jusqu'à la prochaine trompette, l'âge des américains, sacrifiés sur les côtes normandes, l'âge des exploits passés mais aussi des défaites, l'âge d'arrêter de courir après les chimères et de me poser pour goûter au « vrai », mais le « vrai », n'est-ce pas l'aventure ? N'ai-je pas aussi l'âge de partir enfin à travers le monde, loin de tout soucis matériel ?
J'ai 38 ans, l'âge où les mots se déforment d'avoir trop de sens, l'âge où les souvenirs se regardent en photos de famille, l'âge de n'être plus propriétaire de rien, l'âge d'être libre, l'âge d'être seul, l'âge de ne plus me regarder dans la glace, l'âge de la routine familière qui me maintient dans un spectre de vie où je ne vois plus les autres, l'âge où je n'aime plus les gens, l'âge où je n'ai plus besoin d'eux, ni de leur affection.
J'ai 38 ans.
L'âge de comprendre enfin que mes drames passés ne s'effaceront jamais, que je n'ai d'autre choix que de vivre avec eux, l'âge de ne plus rire aux éclats, l'âge de ne plus pleurer, l'âge de me contenter du moins pire.
J'ai 38 ans, mais je ne suis encore qu'à l'aube de ma vie ! Oui, j'ambitionne d'avoir un jour l'âge de la lune et des étoiles, l'âge des chênes immenses formant à eux-seuls une forêt, l'âge des montagnes enneigées et des fleuves bouillonnants, avoir tellement d'âge que je ne compte plus, avoir tellement d'âge que je suis rassasié de vie et d'amour et de jours, et ne plus songer à la mort, même plus en souvenir.
J'ai 38 ans d 'une vie sans fin, avec toi.

Publié dans libre

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